Quand les étoiles étaient accrochées au Maido
Seule, j’avais prévu y mettre entre 32 et 40h. Ensemble, nous en avons mis 49.
J’ai appris que la résilience, c’est aussi permettre à l’épreuve de revêtir un sens qui nous dépasse et qui enveloppe le Tout.
Le départ allait être donné dans moins d’une heure à St-Pierre. Il s’en était déjà passé deux, pendant lesquelles nous nous étions presque assoupis, allongés sur nos boites en carton. Les musiciens faisaient rouler les notes avec leurs voix, utilisant leurs instruments, rendant palpable l’ambiance festive. La fébrilité se faisait sentir, dans l’air, comme un parfum qui ne pouvait pas passer inaperçu. Je n’apprécie généralement pas les foules, mais celle-ci avait quelque chose de particulier. Intrigante et rassurante à la fois, elle nous rapprochait, à chaque minute, du départ. De la Diagonale des Fous.
L’ATTENTE
Pour la troisième fois en deux heures, je sors du cabinet de toilette posé, en cette occasion, dans le sas de départ. Je n’ai pas entendu le mouvement de masse, alors que j’y étais cloîtrée. Je cherche, du regard, les guerriers de mon équipe. Ils ne se trouvent plus là où j’avais laissé mon sac. La plupart d’entre eux se sont évadés vers l’avant, en suivant la foule, prête à partir. Quelques-uns sont restés sur place, surpris par le déplacement. Aussi, je ne me trouve plus au milieu de cette vague de gens qui vibrent de chaleur, mais plutôt vers l’arrière. Il faut savoir que ce soir, nous sommes près de 3000 à prendre le départ. Calme, mais un peu dépitée de me retrouver ainsi positionnée, je me tiens debout, aux côtés de Jean-Nicolas, l’un des membres de l’équipe des Guerriers du Grand Raid. La vague se met à bouger. J’ai hâte de me retrouver en forêt. Je veux courir, seule, comme une bête sauvage à qui on aurait présenté un terrain à explorer.
L’ARCHE ET LA FOULE
Les gens piétinent alors que, tranquillement, l’arche se rapproche. Il fait chaud. L’air me semble humide, rempli de tous les espoirs, de toutes ces visées et des images que chacun s’est forgé avant de se retrouver ici. J’aurais aimé être devant, mais je n’y suis pas, alors je fais la paix, intérieurement, sentant le désir de courir grandir à chaque pas. Un son retentit et on peut capter un déplacement au-delà de l’arche. Certains sont désormais partis. Je me faufile d’espace en espace. Lentement, la vague bouge et mon pas peut prendre un rythme légèrement plus rapide. Je saisis toute occasion de me faufiler et je me prends au jeu. La fête semble s’étendre bien au-delà des barrières et tous avancent au son des cris, des encouragements et des sourires qui fusent de toutes parts. Il fait nuit. Vingt-deux heures avancent et je me vois, alors que ma foulée s’allonge, croiser une foule de gens au cours des premiers quinze kilomètres. Je me sens bien. Excitée par l’ambiance, par ma volonté d’avancer, par le défi que j’ai tellement anticipé, j’apprécie chacun des moments qui me permettent de courir plus librement. Je doublerai, au final, près de 1500 coureurs dans ce chemin vers la montée.
EN DIRECTION DES RAVITOS
La première petite ascension se fait assez rapidement. Plusieurs marchent, car le dénivelé se fait sentir, mais je ne m’y résous pas, comme je me sens toujours portée par l’élan de cette nouvelle nuit. Je réalise, éventuellement, que les coureurs s’espacent et que l’air se fait plus frais. J’ai envie de découvrir et de découvrir encore tous les pans de cette noirceur, tous les secrets que j’ai eu l’impression de percevoir dans les bras de la Réunion depuis mon arrivée. Le Domaine Vidot, premier ravito, se présente comme un passage obligé à l’intérieur, lieu où je remplis rapidement mes gourdes, avec l’aide d’une charmante dame. J’en ressors tout aussi promptement, entamant une petite descente en « single track », ralentie par le flot des coureurs, eux-aussi ressortis du bâtiment avec une évidente mouvance.
Des trains se forment le long du trajet et je me concentre sur les pieds qui se posent devant moi, à l’affût d’éventuelles opportunités de passage. On roule ainsi jusqu’à Notre-Dame-de-la-Paix, deuxième arrêt pour les contrôles et le ravitaillement. Portions de route, de sentiers et de ce qui semblent être des champs se succèdent. Je ne vois pas au loin, mais j’ai l’impression de comprendre que le temps se fait de plus en plus froid pour plusieurs, compte tenu du fait qu’on gagne, progressivement, en altitude. Les terrains présentent toutes sortes d’échelles à enjamber, de tournants et de surprises qui forment de petits bouchons de coureurs à intervalles réguliers. Je réussis tout de même à accélérer et je me retrouve, en pleine nuit, à courir allègrement sur un sol où commencent à se dessiner des nappes de frimas, accompagnées par nos souffles, lesquels forment des nuages blancs. Il fait de plus en plus froid. J’en suis surprise. J’ai aussi l’impression de sentir une pulsation veineuse qui grandit et qui s’étale dans ma tête. Comme un étau, une douleur s’installe. Je continue d’inspirer et d’expirer, mais je ne ralentis pas. Je revois l’impact ayant mené à la commotion cérébrale du mois de juin, une blessure ayant mis en jeu la saison et l’entraînement. J’ai lutté pour courir, au cours des derniers mois. Pas question de baisser les bras.
NEZ DE BOEUF (KM 38,6)
Je cours, depuis un moment, avec cet étau me serrant la tête. La nausée s’est installée et les étourdissements semblent me demander d’inspirer et d’expirer un peu mieux. Je progresse jusqu’à l’aire du Nez de boeuf, là où tous les coureurs semblent chercher la chaleur. Comme un soir de novembre, chez nous, ce moment me paraît particulièrement saisissant, surtout en fonction du fait que nos vêtements ruissellent de sueur et que peu d’entre nous aient déjà enfilé leurs vêtements chauds. Je tente d’aller récupérer un café, en mode express, mais mon corps hurle sa douleur. Je vois, du coin de l’oeil, une tente où sont alignés des lits de camps, habillés de couvertures laineuses orangées. Je n’ai pas l’habitude de m’arrêter, en course, mais j’y entre. Les infirmières semblent inquiètes. Elles m’offrent des anti-douleurs. Je m’allonge quelques minutes. Mes doigts se transforment en glaçon. Je prends la décision de repartir, me découvrant assez péniblement, alors que les frissons me prennent d’assaut. Le personnel soignant semble douter de ma capacité à quitter les lieux, alors je m’active, en grelottant comme un poulet qu’on aurait plongé dans la neige. La nuit avance. Je me lève avec la ferme intention de me réchauffer et je me remets en mouvement, un pas devant l’autre. L’espace est occupé, mais j’ai tout de même la liberté de bouger de façon relativement aisée. Pendant que mes doigts se réchauffent, je me concentre un peu moins sur la douleur et la nausée qui perdurent. Je me dis que ça ira. J’avance jusqu’à Mare-à-boue, le point de ravitaillement qui s’éclaire au petit matin. 48,9 km sont complétés.
Une fois le point de contrôle passé et le remplissage effectué, je poursuis, toujours étourdie, vers ce qui devrait normalement se présenter comme une portion de sentier plutôt décorée par la boue et jonchée de pierres de toutes tailles. Technicité et espace restreint obligent, les coureurs se retrouvent cordés, comme des guimauves en tige, le long du trajet. Tenter de doubler s’avère parfois hasardeux, mais on y parvient, en général, de façon convenable. Certains plongent dans la boue, faute d’observation, et je constate qu’il y a toujours une voie improvisée pour le contournement. On n’en sort pas les pieds propres, mais je crois que tout le monde s’y attend, de toute façon! J’oscille entre la douleur au niveau de ma tête, la nausée et les étourdissements, alors que je continue d’avancer. Je réalise que je n’y prends pas beaucoup plaisir, momentanément. Les voix étrangères, qui se multiplient en raison du ralentissement évident, me font l’effet d’un vent froid. J’aimerais, juste là, entendre une intonation qui m’est familière. Le temps s’étire. Puis Benjamin, un guerrier de l’équipe, me croise et me salue. Ça me fait sourire. Les temps de passage que je m’étais fixés ont été augmentés d’une heure. Le jour continue de se lever et moi, je trottine vers Cilaos.
CILAOS (Km 65,3)
La région de Cilaos et les abrupts, lesquels commencent à se faire impressionnants, marque les regards par sa végétation luxuriante, par ses villes et villages dissipés, comme des hameaux, au loin, dans le Cirque de Mafate. Les piétons se retrouvent aussi sur la montagne, accompagnés d’enfants, de poupons et même de petites chèvres! Les coureurs circulent comme la lumière du jour, à grands renforts de fluidité. Certains descendent plus rapidement que d’autres et leur intrépidité me surprend parfois. Le lieu est magnifique; j’y volerais bien, mais j’avoue avoir une certaine réserve quant à ma vivacité d’esprit, en l’occurence, alors je me retiens un tantinet. Je croise un visage connu, Benjamin, à nouveau, et le simple fait que ses doigts effleurent mon bras me rassure. J’ai mal, mais mon corps existe toujours. Alors je continue d’avancer. Le soleil se fait de plus en plus chaud et me rappelle que j’aime l’été, la chaleur, la lumière. Des détails qui comptent, dans l’instant. Des bénévoles sont en position sur le tronçon qui mène au stade, l’un des gros ravitaillements sur le parcours. L’équipe des Guerriers du Grand Raid est attendue un peu plus loin, le long de la route, sous une tente militaire. En effet, exceptionnellement, les militaires, assistés de professionnels de la santé, nous accueillent en quatre endroits différents, le long de ces 166km à parcourir. Cilaos est le deuxième d’entre eux. C’est, pour moi, le lieu où j’arrive à la conclusion qu’il est impératif que j’envisage ma course autrement. Je ne me vois pas me tordre de douleur pendant ces 166km. Encore moins continuer ma progression dans le Cirque de Mafate en passant par le Taibit, puis Marla et risquer l’ascension du Maido dans un état un peu vascillant. Se présentent alors deux options : songer à abandonner ou ralentir pour avancer un peu plus prudemment. Alors que j’entre sous la tente et que je me dirige vers mon sac, j’aperçois Jessy.
Jessy habite dans ma région et pourtant, on ne se croise à peu près jamais. J’ai eu l’opportunité d’échanger un peu avec elle avant la course et je sais qu’elle le vit d’une façon qui lui est propre, harmonieuse. Je propose, spontanément, un départ partagé. Chacune se prépare et Benjamin, qui nous a rejointes, décolle avec nous. Je ne pense plus à me rendre au prochain ravito, mais plutôt à y aller un moment à la fois. Une nouvelle ascension se tient debout, devant nous, et on y saute, un pas après l’autre. J’ai le rythme de ce nouvel instant qui me tenaille, qui me ramène à la seconde près. Benjamin file devant, porté par le soleil. Je sais qu’on ne le recroisera pas et j’ai presque envie de le suivre, mais je me dis qu’il est impératif que j’écoute les signaux de mon corps. Respirer. Prendre le temps de me recentrer. Constater que la présence de Jessy est comme celle du Bouddha, paisible, forte et constante. Je n’ai ni l’aisance ni l’habitude de partager un trajet de course avec quelqu’un d’autre. À l’exception du 110km de juin dernier (Québec Méga Trail), où j’ai croisé Sylvain Rioux, marquée, depuis quelques jours à peine, par une commotion cérébrale. Curieuse coïncidence, dans des circonstances un peu similaires, qui me rappelle que les derniers mois ont été assez particuliers en termes de santé et de conscience, au sens large.
DE MARLA À L’ÉCOLE DE ROCHE-PLATE
Jessy et moi arrivons à Marla avec le sourire aux lèvres, la vessie plus que pleine et un grand besoin de nous ravitailler. Marla est un havre de couleurs et de ce qui semble être une paix montagneuse, dans le creux de toutes ces montées, de tous ces cols et de ces pics que compte le Cirque de Mafate. Marla, c’est près de 78km parcourus dans les hauts et dans les bas de la Réunion. C’est aussi l’un de ces points où l’on se dit qu’il ne sera bientôt plus possible de faire marche arrière : plonger dans la profondeur du Cirque implique d’en ressortir. Et je ne sais pas encore, à ce moment précis, à quel point il est pertinent d’y penser. Marla, enfin, est aussi le lieu où l’on croise Jean-Nicolas, un autre collègue Guerrier. Il s’est affaissé, rongé par la douleur et la fatigue. Émotif, comme il vient de recevoir un message de ses enfants, il nous salue et nous partage sa réflexion quant à la possibilité d’abandonner. Le vent de la synchronicité souffle un peu fort et c’est porté par lui que Jean-Nic remet ses souliers pour continuer avec nous. Mes émotions sont partagées. Je me sens nourrie par le fait de découvrir qu’on peut cheminer ensemble, tous les trois, mais aussi insécure face à ce que cela peut représenter comme défi. Enfin, le temps passe toujours alors que la forêt continue de se développer devant nous. La noirceur croît tranquillement, annonce d’une nuit bien particulière. Dans mon optimiste circonstanciel, je fais une erreur de calcul et le ravito de Grande-Place-les-Bas me semble encore beaucoup trop loin. J’aimerais pouvoir courir à en perdre haleine. Mais cette fois, j’apprends à être à l’écoute de celui et de celle avec qui je partage les sentiers aussi. J’ai peur de me présenter au fil d’arrivée beaucoup trop tard. J’ai peur de ne pas réussir à garder les yeux ouverts.
C’est, je crois, un espace de lâcher prise de tous les instants. Ça occupe le mental. Je ne sens alors plus l’étau qui me serre la tête. Une deuxième nuit annonce la contagion des petits yeux et des airs fatigués. On croise, en bordure de sentier, sur le pas des falaises, dans les petits creux, des coureurs qui se sont assoupis sous leur couverture de survie. L’espace est restreint, mais toute ouverture est valide pour reposer, ne serait-ce que quinze minutes, un corps qui peine à avancer. Les visages découverts, endormis en deux secondes, m’émerveillent par leur beauté. Éventuellement, Jessy, Jean-Nic et moi songeons à faire de même. Derrière une petite halte, quelques corps sont déjà allongés. On s’installe et je sors, rapidement, la couverture de survie que mon amie Anne m’a prêtée pour l’occasion. En la dépliant, je me dis que je l’aime, profondément : la couverture est en fait un sac de couchage fermé, qui me permet de m’immerger au complet, à l’abri du froid. De nous trois, il n’y a que moi qui parviens à dormir. Vingt minutes passent. Puis, d’un bond, je plonge à nouveau dans le froid (sortir d’une telle couverture donne la sensation de s’extirper d’un sac de plastique humide et donc, d’être légèrement mouillée). Nous repartons, lampe frontale active, vers ce qui se présentera comme la montée la plus épique de la course. Maido, à ton approche, je ne sais plus trop comment je me sens.
LES ÉTOILES ET LE MAIDO
Nos regards s’étendent au loin. De toutes parts, d’énormes pics s’élèvent. L’impression d’être aussi grande qu’une fourmi n’est pas exagérée. Ce serait un euphémisme de dire que nous sommes maîtres ici. La nature est grandiose, même plongée dans une obscurité assez complète. Plus on avance, plus les lampes frontales se dessinent au loin. On en voit des séries à gauche, à droite, qui montent et qui descendent en suivant différentes trajectoires. Il est assez particulier d’observer celles-ci en pensant qu’on est passés par là et qu’on aura à se rendre à cet autre lieu. Les lumières se répandent comme une danse dont les ailes s’ouvrent au passage des corps qui l’animent. C’est majestueux. Et un peu surréaliste aussi. Les éclats lumineux semblent porter si haut, si loin que j’ai l’impression qu’il s’agit d’étoiles. Des étoiles accrochées au Maido. Jessy et Jean-Nic éclatent de rire; mon imagination est fulgurante. C’est un bon point. Les descentes font place à une ascension continue. Je ne vois que des lampes, toujours, qui avancent et qui avancent. Chacune des marches, chacun des rochers est palpé et se dessine, comme une surprise, devant nos yeux. Je me sens vraiment étourdie. J’ai peine à contrôler ma posture et j’ai l’impression que l’effort demandé pour continuer d’avancer est considérable. Je respire, mais j’ai le souffle court. Mon visage est peut-être aussi blanc que la lumière de ma frontale. Jessy me demande de marcher devant et je lui emboîte le pas, incertaine. Je ne pense même pas à regarder ma montre. Le moment est particulier.
Les coureurs, devant et derrière nous, font la file, mais personne ne semble songer à effectuer un dépassement. On entend les souffles comme s’il s’agissait d’hymnes officiels, cruciaux, dans l’instant. La paroi est bien étroite et on ne peut observer le vide, mais chacun sait qu’il se trouve tout près, à côté de nos pieds. C’est, probablement, l’un de ces moments où l’humilité du coureur est répandue et intégrée par tous et toutes. Il n’y a aucun espace pour l’orgueil. On inspire et on expire les uns à la suite des autres. Je vacille. Comme je semble tendre vers le vide, Jessy m’intime de coller à la paroi. Encore quelques pas. Puis, l’école de la commune de Roche-Plate s’annonce. Elle est située à mi-parcours sur le chemin du Maido. Soupir de soulagement généralisé. Des gens de tous gabarits sont allongés tant sur la brique que dans les marches, sur la terre ou sur les lits de camp. L’espace est rempli de coureurs qui ont chaud et froid à la fois. On s’active parce que demeurer sur place présente un risque d’hypothermie. Je ne sais plus quoi manger et je n’ai pas envie de boire, mais je fais un effort. Quelques biscuits secs, un peu de chocolat noir et une tentative de café, qui se solde, finalement, en gorgée de Coca Cola. Et c’est reparti pour la deuxième portion de la montée du Maido.
À DEUX PAS DU VIDE
Au coeur de la deuxième nuit, tout semble se dérouler au ralenti. Il n’y a aucune autre solution que d’avancer encore. Quelques personnes passent devant, mais elles sont généralement rejointes assez rapidement, car plusieurs prennent un petit temps de pause entre les paliers. L’inclinaison semble importante. La rareté de l’air se fait un peu sentir. Muette, toujours vacillante, j’avance. Jessy et Jean-Nic aussi. J’entends ce dernier, qui souffre de fatigue, exprimer son besoin de repos. Quelques micro-pauses nous aident à continuer. Je me dis que je n’aurais peut-être pas eu la sagesse de m’arrêter si j’avais été seule à franchir cette section. Je pense à mes filles. Je m’en veux un peu d’avoir ralenti. D’un autre côté, je constate que je ne crains pas la chute. Je me demande si c’est normal ou si la peur de la mort n’est simplement pas présente. J’apprendrai, plus tard, que le fait que je tangue, sur le bord de la paroi, était plutôt inquiétant pour Jessy et Jean-Nicolas. Et comme on n’a qu’une vie dans cette vie…
Photo: Nicolas Fréret
LE SOMMET
Notre trio est entouré d’autres coureurs pendant toute la durée de cette deuxième portion d’ascension. C’est une montée qui continue d’être exigeante pour chacun et on peut entendre, de temps à autre, un « putain » ou « ah, non » en réaction à la distance qu’il nous reste encore à parcourir. J’ai l’impression que le temps s’étire. Puis, tranquillement, on voit une lumière poindre entre les pics des montagnes. Alors qu’on atteint le sommet du Maido – 112,9km, les premières lueurs du jour, dégagent leur chaleur et se répandent. Jessy et moi apercevons Caroline, armée de sa caméra. Un sanglot pousse dans ma gorge. L’émotion est forte. J’ai l’impression de voler avec les premiers rayons de soleil et j’ai envie de courir, sans arrêt, jusqu’à l’arrivée. Quelques kilomètres plus loin, la tente militaire m’apparaît comme un cocon où l’on est accueillis et pris en charge à la fois avec douceur et efficacité.
Le départ se fait sous une chaleur réconfortante. Je me sens choyée d’être si bien entourée et pourtant, il me coûte de devoir ralentir. Jean-Nicolas ressent une fatigue considérable. Je dois admettre que c’est aussi mon cas- j’ai tendance à entrevoir des objets qui ne se trouvent pas vraiment là où je les observe -mais je ne peux m’empêcher de ressentir le feu, au-dedans. Jessy et moi prenons un peu d’avance, puis on ralentit. Les prochaines heures seront peuplées de ces moments alors que Jean-Nic commence à se sentir de plus en plus mal en point. Son teint change et l’énergie, vraisemblablement, s’éteint. J’ai peine à me contenir, mais je tiens à soutenir les autres qui, en ce moment, ont besoin de cette présence. Je trotte et je m’arrête, à répétition. Les buttes se succèdent. Quelques sommets aussi, offrant des points de vue variés, une végétation qui se transforme et de petits lieux de prière, plantés ici et là.
Je transporte, depuis St-Pierre, une pensée pour mon ami Dominic et pour son père. À l’approche d’un petit autel, orné de messages et de fleurs, je prends, dans mon sac, cette pensée. Je m’approche et je l’y dépose, là, sur l’un des sommets du Cirque de Mafate. Un sentiment de paix m’envahit. Je respire. Et je reprends la descente en me sentant vivante; j’ai encore envie de voler. Puis je ralentis; je m’adapte. La journée ne fait que commencer et j’ai déjà, au coeur, l’impatience d’arriver à St-Denis.
EN ROUTE VERS L’ISLET SAVANAH
La descente se poursuit lentement, tout comme l’évolution du malaise de Jean-Nicolas. L’approche de la région de l’Islet Savanah se fait sous une chaleur croissante. Le paysage se dégage et la région, qui devient de plus en plus habitée alors qu’on avance, offre des paysages un peu désolants. J’ai l’impression de découvrir un de ces pans de pays qui souffre peut-être davantage de la pauvreté. Des déchets jonchent le sol et les espaces semblent plus ou moins entretenus. Les gens, eux, nous sourient, encore, avec enthousiasme. Ils nous applaudissent et nous encouragent en nous appelant par nos noms, créant une atmosphère de familiarité qui semble propre à la Réunion. Difficile de ne pas sourire en retour! En cherchant du regard les mains qui pointent dans la direction du ravitaillement de l’Islet Savanah, je peux voir qu’il est assez urgent qu’on y arrive : Jean-Nic m’inquiète. Une fois sur les lieux, on tente de trouver un espace plus frais pour lui permettre de se reposer. Son teint est verdâtre. Tentative d’ingérer nourriture et boisson s’ensuivent. J’en profite pour m’assoupir pendant quinze minutes, car tout tourne autour de moi. La chaleur de l’air est presque étouffante. Le réveil est marqué par un caucus rapide. Je me demande si nous serons tous les trois capables de tenir sur nos pieds. On en est au 128ème km et il nous en reste encore quelques-uns à franchir. La décision de repartir, groupés, est prise. La priorité : sortir de la ville pour retrouver un peu d’ombre et de fraîcheur avec la végétation.
SINGLE TRAC ENDIABLÉ
Le trajet qui mène au prochain point de contrôle, le Chemin Ratineau, se présente comme un passage secret dans les sous-bois entourant la localité. Des descentes folles, auxquelles on s’accroche aux lianes des arbres et où la poussière lève, me remplissent de joie. Je plane et de sautille sans réfléchir. Je balance en attrapant un tronc qui ploie et qui me permet de continuer sur ma trajectoire. Ces quelques kilomètres défilent furieusement. Jessy est devant et Jean-Nicolas suit comme il le peut, à l’arrière. On arrive, en trombe, au point de contrôle, duquel on repart en prenant la décision d’y aller chacun à notre rythme, pour les deux prochaines sections, tout en s’attendant aux ravitos, histoire de se retrouver. Du Chemin Ratineau à la Possession, le sentier est dégagé. Les coureurs se font plus espacés et il est facile de progresser. À la Possession, j’observe des nids d’oiseau suspendus à l’envers. Je me dis que le monde est sans dessus dessous. J’avais planifié et vraiment anticipé cette course, son voyage, mais je n’avais pas prévu ce que j’étais entrain de vivre. Mes émotions sont partagées, teintées par la fatigue accumulée, je crois. J’ai une énorme gratitude envers Jessy et Jean-Nicolas et, en même temps, je réalise que je suis déjà entrain de penser à reprendre cette course. Le temps s’effrite et une nouvelle section est amorcée. Elle parle d’elle-même, remplie de son histoire.
LE CHEMIN DES ANGLAIS
J’avais eu l’occasion, avant l’événement, d’effectuer une reconnaissance de cette portion du parcours. Son histoire m’avait remuée. Le Chemin des Anglais est constitué de trois sections distinctes, chacune comportant de bonnes montées et une descente assez particulière. Qu’est-ce qui le caractérise? Il est formé de pierres de toutes tailles, placées de toutes sortes de façons, comme si le temps et le sol les avait amenées à se soulever et à prendre un espace imprévisible, désordonné. Certaines pointent vers le haut alors que d’autres semblent se tordre en tous sens. La végétation environnante est verdoyante. On m’a raconté que des esclaves avaient contribué à construire ce chemin, de peine et de misère. J’éprouve un certain plaisir à constater que la nature, sauvage, reprend tranquillement le dessus. Et je m’y élance avec la joie d’un enfant, en dansant d’un rocher à l’autre, sur la pointe des pieds, les bras au vol. Les passants me regardent d’un air incrédule. Je souris, concentrée, plongée dans le momentum. Le temps passe très vite. Je croise un lézard vert à tête jaune et je lui parle, émerveillée. J’arrive éventuellement à la dernière portion de descente du Chemin des Anglais et j’aperçois, au loin, Jessy. Je bondis, de pierre en pierre, jusqu’à elle. Puis je vois son visage, défait. Elle ne va pas bien. Déshydratation et nausée sont au menu. Il nous reste environ deux kilomètres à parcourir avant de rejoindre la tente militaire de Grande Chaloupe. On en est à 152,4 km. Lorsqu’on y arrive, Jessy s’étend et tente de reprendre le dessus. Je mange et je discute un peu avec les militaires, qui s’y trouvent, en attendant Jean-Nic. Alors que je vais aux nouvelles auprès de Jessy, Blaise apparaît. Sa présence bienveillante fait du bien. Je me sens rassurée de le croiser, comme si on nous offrait un rayon de soleil supplémentaire, en fin de journée. Peu de temps après, Jean-Nicolas se présente au poste. Il semble aller mieux alors que Jessy lutte encore. On repart, frontale au front (je prie pour que ma pile tienne le coup) vers le Colorado. J’avais, initialement, prévu y arriver au petit matin et on se trouvait maintenant au coin d’une soirée qui s’annonçait un peu longue.
Ajustement. Tout le monde manifeste des signes évidents de fatigue, mais chacun refuse de dormir. On veut arriver à la Redoute, à St-Denis, aujourd’hui. La montée vers le Colorado me paraît interminable. Je croise une longue, longue couleuvre sur laquelle j’évite, de justesse, de marcher. L’obscurité et le faisceau projeté par la lampe me font découvrir un sol qui me paraît lunaire, blanchi, dénué de végétation. J’ai l’impression qu’on grimpe en tournant en rond ou qu’on nous fait zigzaguer pour allonger les kilomètres. Je n’ai aucun autre point de repère que les souliers de Jessy ou ceux de Jean-Nicolas. La montée est relativement escarpée, ce qui ne nous permet pas d’avancer rapidement. Elle est entrecoupée de tronçons de route, mais les jambes de chacun ne sont pas habillées de la même fraîcheur, alors on poursuit doucement. Retour à la nature désertique, jusqu’au point de contrôle du Colorado, au km 161,4. On dirait qu’on se trouve au milieu de nulle part. Il vente et il fait noir. Jessy ne va pas mieux et la nausée semble assez constante. On entame donc la descente avec parcimonie. Lee Emmanuel, Marc Antoine et Alex, guerriers de l’équipe, nous rejoignent et passent devant, à un rythme accéléré. C’est la dernière descente. Elle est vertigineuse. À bonne vitesse, on nous avait dit qu’on y mettrait 45 minutes. Mais elle sera plus longue. Des arrêts s’imposent, histoire de permettre à Jessy de respirer et de se maintenir, un minimum. Chaque fois que le convoi s’immobilise, je ferme les yeux et je m’endors, instantanément. Il me tarde d’arriver. J’y pense depuis si longtemps que ce moment me paraît complètement abstrait.
ST-DENIS, LA REDOUTE
Les bruits de la ville commencent à se faire plus denses. On entend des bourdonnements, le bruit des voitures. Les courbes, dans la descente, se font plus larges. Soudainement, on débouche sur une rue. Je me sens éberluée, comme si on ne pouvait plus y arriver. Quelques pas de marche seront suivis du pas de course, initié par Jessy, alors même que je n’osais plus le suggérer. Elle m’impressionne. Je voudrais courir à cent mille à l’heure et entrer au stade comme une fusée, mais l’émotion me gagne. On y est, tous les trois, aux portes de ce moment, celui qui nous mène à la ligne du 166ème km. J’ai peine à le croire. D’un périple aux objectifs compétitifs, j’en étais venue à me sentir complètement démunie parce que mon corps refusait de coopérer, me rappelant à la convalescence. Puis j’avais choisi de partager le chemin avec Jessy, méditative, lequel nous avait conduit à Jean-Nicolas, au bord de l’agonie. Alors, en ce moment où l’on posait le pied sur le fil d’arrivée, main dans la main, je revois passer tout ce qui m’a habitée au cours des dernières 48 heures. Blaise est à nos côtés et il enregistre, comme un oiseau gardien, comme un protecteur qui nous voit rentrer au bercail avec contentement. Tout s’entrechoque. Je partage une étreinte avec Jessy et Jean-Nic, saisie. Et alors que j’avance vers ma médaille, j’ai déjà à l’esprit l’idée de recommencer. Je veux revenir. Je veux courir encore. De 160 à 888 km, ici et ailleurs. En chair en os. Avec tout ce que je suis devenue et ce que j’ai encore à être.
EN VOL
Je rentre chez moi, ce soir, le coeur gros.
Mes enfants me manquent.
Pourtant, je n’ai pas envie de quitter tout ce que je viens de vivre, au-dehors comme au-dedans. Je sais que quelque chose a été amorcé. Je le vois dans mes yeux. Je le sens. Comme ces étoiles, sur le toit du Maido.
Grand Raid, nous aurons, encore, rendez-vous.
Merci à toute l’équipe des Guerriers du Grand Raid, à la Clinique du Coureur, à Blaise et Mikaël, à Isabelle D. et à Rose, leurs douces et fortes moitiés. Merci à Jessy et à Jean-Nicolas, à Caroline, à Claudine et à Aurélie, mes colocs, à tous ceux que j’ai croisés, à Izna et Arielle, à Marie-Josée, à Chantale, à Anne, à Dominic (qui m’a encouragée à décrocher et à profiter du moment), à Justin, de la Clinique Ressource Vitale, à tous les amis de la gang de Québec, à Jean-Paul, Josée, Diane, Carmen et Alain ainsi qu’à tous ceux et celles qui m’ont prêté main forte, de près ou de loin.
pour te faire rire un peuð¬ð¬