Gravir une montagne, c’est semer des poussières dans le sillon des cailloux millénaires.
Photo: Chantale Belhumeur
La saison, en nature, déploie tous ses atours, comme un baume quant à ce qui se produit à grande échelle. Elle me rappelle que notre faune et notre flore n’ont pas de prix et qu’il est primordial d’apprendre, encore, à en prendre soin, à les découvrir, à les explorer avec le coeur grand ouvert. J’entame la semaine en constatant encore qu’elle demeure chargée. On parle de la COVID, du Liban, des politiques scolaires attendues et de milles autres considérations qui chamboulent. J’en perds un peu le fil et je choisis de me concentrer sur l’essentiel: un jour après l’autre, mes enfants, un peu de repos entre les heures de boulot. À la course, les Courtney Dauwalter, Jean-François Cauchon et Mathieu Blanchard se sont élancés sur la piste de défis audacieux, préparés avec soin, entourés d’équipes de feu. Je rêve.
Samedi, quatre heures du matin, heure du Québec. Je me prépare à aller rencontrer la montagne à proximité, soit Orford. Il était prévu que je m’y dirige pour vingt-quatre heures, dans le plus grand secret, hors mes enfants ainsi que quelques précieuses collègues, avec qui je partage des moments d’entraînement et de vie, se sont vues informées du projet auquel je me préparais. J’avais dressé un plan dans la plus grande simplicité, entre les morceaux de routine qui m’entourent, pour être en mesure de gérer l’ensemble dans un temps relativement court tout en limitant les ressources. En préparant mon café, un vent d’aventure me submerge. Je me sens toute petite, face à ce qui se trame un peu partout, qu’on parle de sport, de politique ou de société, mais aussi heureuse de trouver, dans ces remous, un moment pour moi, pour aller de l’avant avec ce qui m’anime véritablement: la nature, le sport comme aventure et la communication. Cette année, comme toutes les autres, en aura été une qui demande un certain sens de l’adaptation. C’est avec cet esprit que j’ai choisi d’aborder le plan ce matin-là.
À cinq heures, je m’apprête à prendre le départ. Je ne sais pas que Jean-François Cauchon aura dû mettre un terme à son défi pendant la nuit (tentative de record du monde de dénivelé positif au Mont Saint-Anne), pas plus que Matthieu Blanchard (FKT GRA1 en Gaspésie) et Courtney Daughwater (FKT Colorado Trail, États-Unis) progressent, respectivement, de façon énorme vers leurs objectifs respectifs. Ils sont inspirants. Ces inspirations, comme les défis, se sont succédés depuis quelques mois et ils occupent un espace particulier dans ce nouveau monde. J’aime les voir passer parce qu’ils me donnent envie de croire que nous y arriverons, chacun et chacun à notre façon. Que la vie continue malgré tout et que la nature nous appelle encore.
Sur le bout de mes souliers, un petit trou me rappelle que les montées et les descentes font partie des apprentissages qui nous permettent d’étoffer nos expériences. Je ne m’accorde pas le loisir de réfléchir davantage, car l’heure du départ est arrivée. Je respire l’air avec un tout petit peu d’appréhension, mais aussi le désir d’aller de l’avant, juste ici, seule avec la montagne. La première ascension en est une qui se veut assez fluide, histoire de me « mettre en jambes » et de trouver mon équilibre avant la chaleur qui s’annonce pour la journée. Je parcours la piste appelée « la quatre kilomètres » en joggant avec légèreté, consciente qu’il faudra plusieurs minutes à ma respiration pour annoncer son retour à un état d’esprit plus calme, centré. Les arbres et leur verdure sont éclatants. La piste me semble douce et la lumière qui s’annonce me permet d’imaginer un lever de soleil comme on aime les observer. Je prendrai une minute, au passage, tout près du sommet, pour en capter les couleurs.
Descendre le premier d’une vingtaine de tracés est agréable. J’envisageais compléter entre vingt et vingt-trois allers et retours, en empruntant des parcours spécifiques et variés, par blocs, pour accumuler un dénivelé positif correspondant à celui de l’Everest. Au terme de cette journée, je planifiais donc être en mesure de compléter cinq blocs entre lesquels je pourrais me ravitailler en rejoignant promptement ma voiture, garée dans le stationnement du Mont Orford. Le premier d’entre eux comportait un aller-retour sur la quatre km et quatre montées de la Grande Coulée, suivies de courbes descendantes par la première piste (toujours la quatre km). Afin de faciliter l’accès à un point de rafraîchissement et d’hydratation – un petit ruisseau caché en bordure de la piste, j’avais fait de celle-ci la voie officielle de retour à la base.
J’aime aborder la Grande Coulée comme une pente qui nous offre ses abrupts afin qu’on y découvre la magie de ses paysages. Qu’on l’explore en matinée ou en fin de journée, quelque soit l’optique avec laquelle on prend un temps pour regarder, les paysages surprennent toujours, tantôt majestueux, tantôt mystérieux, par leur portée. J’apprécie l’instant, l’effort, cette tranquillité propre au petit matin. Les heures semblent me conduire rapidement vers le deuxième bloc, qu’il me tarde d’entamer: quatre ascensions de la Trois Ruisseaux, pente fétiche puisqu’elle m’a accueillie lors de mon apprentissage du ski alpinisme (et du retour au ski en montagne, après une vingtaine d’année d’arrêt). Avant de m’y plonger, j’ai à reprendre quelques provisions et à m’assurer que tout est bien en état. La cinquième me conduit donc au pied du centre de services avec l’idée de me diriger, efficacement, vers ma voiture. Alors que je révise, mentalement, ce dont j’aurai besoin, je vois apparaître le visage souriant d’Anne, vêtue de ciel et The North Face, prête à prendre d’assaut le prochain bloc avec moi. Au cours du dernier mois, j’ai eu l’opportunité de partager quelques entraînements avec elle, ce qui m’a poussée à mieux gérer une anxiété que j’avais laissé croître et ce, depuis un bon moment. Peur de monter. peur d’échouer. Peur de ne pas être en mesure de réussir quelque chose. Peur des autres, du jugement, de mes résultats, de ma propre condition physique, mentale aussi bien qu’émotionnelle. Chaque minute partagée, en entraînement, m’aura permis de m’y confronter. Je ne pouvais pas prétendre avoir tout résolu, mais à ce moment précis, aux abords du deuxième bloc, je me sentais honorée de pouvoir marcher dans les traces de la petite dame de fer…et d’en voir une seconde apparaître!
Parenthèse: la vie sportive, au Québec, est remplie d’ Anne-s, au pluriel. Littéralement. Je souris, parfois, en me disant qu’elles ont une force et une détermination à tout casser. Plusieurs d’entres elles gravitent autour de la course en sentier et elles m’épatent. J’imagine que c’est le fruit d’une synchronicité ou peut-être de la combinaison des attributs qui font des personnalités ce qu’elles sont. Ainsi, alors que je m’apprête à entreprendre une série de quatre montées de la Trois Ruisseaux, j’ai à mes côtés Anne (Bouchard) et Anne (Roisin), toutes deux sorties de leurs routines respectives pour avoir chaud, encore un peu, en traçant la piste. Puis, Veronic apparaît, tout juste éveillée après une courte nuit de sommeil. Les cailloux sont nombreux et les pas, accompagnés de bâtons, se succèdent à un rythme continu. Je n’ai pas envie de réfléchir; j’avance. J’écoute les conversations et je poursuis la montée en encourageant tout ce qui passe, incluant mes pieds. Je me demande si les filles vont bien et j’avoue avoir du mal à éviter de me soucier de leur condition. Peut-être est-ce pour me distraire de la mienne, mais je trouve important de me rappeler la grandeur du cadeau de leurs présences et que celui-ci a une valeur bien considérable. Agir avec bienveillance. Monter avec bienveillance. Descendre dans le même esprit et me préparer à ce qui suivra. Un, deux, trois, puis quatre allers-retours accompagnée en triple, en double, puis en simple et progressivement baignée par un soleil qui se lève de plus en plus haut. Le deuxième bloc se termine avec gratitude. Tout le monde a repris la route. Je remercie le ruisseau pour son eau fraîche parce qu’il fait partie des éléments qui sauveront, à coup sûr, la journée.
Le troisième bloc est entamé avec un regain d’énergie, puisque les répétitions sur la Trois Ruisseaux font place à la Grande Coulée, encore une fois. J’y continue mon parcours en passant, dans ma tête, du coq à l’âne. Les randonneurs se font nombreux. Ils parlent tantôt espagnol, tantôt brésilien, chinois, portugais, anglais et peut-être tchèque – je n’en suis pas trop certaine. Ils découvrent ou redécouvrent la montagne à grosses perles de sueur, la plupart d’entre eux gravitant en famille ou entre amis. Mes moments de distraction se font quand même brefs, puisqu’une partie de moi craint un peu la chute (mon corps affiche encore les marques de celle d’il y a deux semaines à peine…un vol plané en descente, dans un moment d’inattention et de fatigue). C’est un jeu où la psychologie engendre son dialogue, ce que plusieurs définissent comme « la force du mental ». Cette dynamique souligne une tension, laquelle se meut en lassitude qui me rappelle qu’il me faudrait bien manger quelque chose. J’ai de la difficulté; la chaleur ne me donne surtout pas envie de mâcher des aliments. Je repense au Mr Freeze qu’Anne (Roisin) nous a livré, en double, avant de quitter la montagne pour la journée. Aux raisins et mémorable. Je m’en souviendrai.
Le retour vers la pente qui serpente – la Trois Ruisseaux – s’est annoncé après une courte pause, laquelle m’aura permis de reprendre des forces et de croiser Julie, une coureuse au grand coeur, entourée de sa troupe. L’affluence des gens, malgré la chaleur, m’impressionne. La montagne continue de dévoiler sa grandeur au crépuscule et je crois que plusieurs savourent ce moment. Repartir vers une piste déjà explorée comporte ses avantages et ses inconvénients, mais je l’apprécie. Je sais que quelques personnes seront de passage ce soir, histoire de chahuter un tantinet dans les cailloux, à la frontale. Deux montées et descentes se passent. Les passages me taquinent et je respire pour mieux avancer. Je commence à compter le nombre de montées et de descentes qu’il me reste à faire pour arriver à l’objectif que je me suis fixé en me demandant s’il valait mieux compter à rebours ou en partant de zéro. Le dialogue avec ma fatigue se fait davantage présent, je le sens bien, puisque j’ai peine à raisonner. Dans la pénombre, Chantale, aux cheveux argentés, apparaît. Elle est tout sourire et la gratitude navigue jusqu’au bout de mes pieds. Veronic se joint à nous, puis Annie aussi. Nous ferons une montée à quatre, une autre à deux, puis nous nous retrouverons, Veronic et moi, au bout de la lune, prêtes à entreprendre à nouveau l’ascension de la piste de droite, juxtaposée au Mont Alfred Desrochers: la Grande Coulée.
En cumulant ce qui a été parcouru jusqu’à maintenant, il ne reste que trois montées et trois descentes à réaliser pour le compte de vingt. Je m’étais dit que vingt-trois pourrait aussi être un bon chiffre, mais je n’en suis pas convaincue, en ce moment. Veronic continue d’avancer avec moi même si elle n’avait pas prévu cette sortie. La douceur de la soirée et la chaleur qui nous entourent ont quelque chose de paisible, de méditatif. Pourtant, je sais que ses genoux la font souffrir et il est difficile de ne pas m’en inquiéter. Parallèlement, nous croisons un chevreuil, une famille recomposée de dindons sauvages (c’est mon interprétation, comme il y avait beaucoup d’oisillons), cinq ou six porc épics et enfin, de nombreuses grenouilles. La vie pullule ici, en montée comme en descente. Je m’émerveille à chaque rencontre et nous poursuivons le trajet avec la sensation d’être bien entourées. L’avant-dernière descente arrive et j’entends des sons qui me portent à croire qu’on vient de prononcer mon nom, quelque part, dans le noir. Nous avons bien croisé, à deux ou trois reprises, deux randonneurs ainsi qu’un coureur, mais une frontale, au bout d’un corps de petite taille, me paraît bien différente des précédentes. J’entends à nouveau mon nom, puis une chanson. Anne (Bouchard) est là, presqu’au sommet de la montagne, comme une étoile filante qui vient de poindre dans le ciel sans nuages, noir au possible, de l’été. Je tombe des nues parce que je n’avais pas anticipé cette visite. Je suis, littéralement, sans autre mot que « merci », à tous les exposants possibles.
En ce beau samedi, en pleine nuit, au pied de la montagne, après dix-neuf allers et retours, Anne et moi avons déposé Veronic afin qu’elle puisse se reposer. La dernière ascension, comme la dernière descente, m’ont semblé passer bien rapidement, dans le sillon des pas de cette Anne qui avançait avec une droiture et une constance que j’admirais. Les jambes et la respiration en cadence, comme toujours, jusqu’au bout. Entre deux clignements de yeux, nous avons croisé Anne Le Mat, tout sourire. À l’arrivée, le cadeau d’une nouvelle semaine qui s’apprêtait à commencer, la vue des crêpes, accompagnées de chocolat, cuisinées par Anne et Sylvain, de la couverture au sol et les relents de l’effort m’ont submergée. Les jours passent et je ne me sens pas encore tout à fait détachée de ces cailloux. J’ai envie de retourner à la montagne. Je l’observe, au loin. Elle m’aura laissé, le temps de quelques heures, l’opportunité de tisser de nouveaux passages en rêvant de ceux qui suivront.
L’opportunité, peut-être, de faire de ce Défi Everest une fenêtre ouverte sur le monde, autrement.
Un énorme et infini merci à Izna et Arielle, mes deux grandes, à Chantale, Anne Bouchard, Veronic, Anne Roisin, Anne Le Mat et Annie Baillargeon pour l’ensemble de l’oeuvre. Je me sens touchée et honorée.
Merci à la Boutique Le Coureur pour les bâtons
Merci à toute l’équipe du Défi Everest, laquelle travaille d’arrache-pied afin que le mois de septembre accueille des équipes de partout, virtuellement, pour participer au Défi.
Merci à tous ceux et celles qui nous inspirent par leurs accomplissements, à ceux qui se dépassent, de jour en jour, en sortant de leur zone de confort, qui continuent d’apprendre et qui nous offrent le fruit de ce qu’ils intègrent afin qu’on puisse grandir aussi, jour après jour.
Par le biais de ce défi, je soutiendrai officiellement et officieusement les causes suivantes: Je Vis, Sherbrooke (Centre de prévention suicide), le Refuge Lobadanaki (Centre de réhabilitation de la faune et sanctuaire) ainsi que la Fondation Christian Vachon.
À tout bientôt, sur la route ou dans les sentiers..!