S’engager sur la Backyard

« La vérité est que nous pouvons réviser le script au moment où nous le voulons. Il nous faut seulement avoir le courage de remplacer « je ne peux pas » par « je le peux ».

Light Watkins

Photo: Anne Le Mat

La journée tirait à sa fin alors que le ronron de la voiture s’éteignait dans le stationnement de Cacouna. Le fleuve répandait ses effluves à proximité et l’air marin nous gonflait les narines. En sortant du véhicule, j’avais vu des sourires, suspendus à leurs visages, venir vers nous. Ils nous accueillaient avec enthousiasme. Melodie et moi avions quitté Sherbrooke vendredi, en après-midi, et posions alors les pieds sur le sol de la Big Wolf Backyard Ultra. La Backyard est synonyme de mystère: on ne sait pas jusqu’où ira la course, avec ou sans nous. On la qualifie de simple et brutale. Elle peut s’avérer imprévisible et surprenante aussi. Quelque soit le bagage du coureur qui s’y engage, quelque soit la distance réalisée au final, y prendre part est une aventure. Penser à l’aventure et envisager quelque chose de différent fait partie des réflexions qui m’ont finalement convaincue d’y participer. J’avais refusé à plusieurs reprises, pour de nombreuses raisons, mais le Défi 24 heures Endurance, réalisé en juin en soutien à Stephanie (Simpson), m’avait fait remettre les choses en perspective. En modulant l’horaire pour y ajouter le défi Backyard, j’ai commencé à imaginer le fleuve et les loups.

Sur le site

À quelques heures du départ, les remises en question faisaient la ronde; migraine en poche et jusqu’à la racine de chacun de mes cheveux, étourdie, j’ai déposé mes boites tout près de la tente. Tente-refuge, tente-ancrage, histoire d’un weekend. Les dernières semaines avaient été bouleversées par le déménagement, une absence de sommeil et une recherche constante de composition avec l’imprévu. Le fait de savoir que mon équipière de soutien prendrait la route de Rivière-du-Loup en partance de Charlevoix, expressément pour être avec nous, me poussait à planter mes pieds sur le sol où aurait lieu ce départ. Je ne peux pas dire que je l’ai abordé avec légèreté, compte tenu des circonstances, mais plutôt avec ouverture, encore une fois. J’étais prête à passer des heures et des heures à courir ou à m’asseoir, s’il le fallait. Pour être totalement honnête, en pensant à mon état de santé, je n’avais aucune idée de la façon dont j’évoluerais pendant cette course. Une récurrence depuis 2019, année de commotion et d’épuisement martelée par la nécessité d’un « changement de vie ».

En observant les mots qui se creusaient à mes paupières, puis les gens qui se présentaient à la table auprès de laquelle je m’étais arrêtée pour discuter de tout et du livre récemment publié, j’avais l’impression que la fin de semaine offrirait son lot de moments d’exception. Dans l’esprit d’une course où le gagnant serait le dernier en piste, la notion de temps pouvait paraître un peu floue. Nous savions que nous disposions d’une heure à la fois pour compléter 6.7 km, nous ravitailler, nous reposer et/ou satisfaire tout autre besoin avant que les trois, deux, puis un coup de sifflet nous annoncent qu’il était temps de repartir. Une fois le départ donné, à l’heure pile, une nouvelle boucle se dessinait. J’avais décidé de l’appeler « le reset ». Les stratégies paraissaient aussi variées que le nombre de participants, ce qui me semblait composer un tableau d’une grande richesse tant sur le plan de l’échange entre les pairs que de l’apprentissage. Nous étions une centaine à entreprendre ce défi à la course; tout autour, en soutien, en organisation et en encouragement, se tenaient autant, sinon encore plus nombreux, les valeureux. Vendredi soir, donc, miraculeusement accueillie par Line et ayant été gratifiée d’une prescription à la pharmacie, le sommeil s’est finalement imposé. J’aurais pu laisser tomber, déclarer forfait et la sagesse de ma décision pouvait assurément être mise en doute, mais je me sentais en pleine gratitude de pouvoir prendre part à l’événement et j’ai choisi de prendre le risque de suivre le coup de sifflet du samedi matin.

Photo: Anne Le Mat

Armée de mes superstitions et de mes croyances, j’ai prié pour que le réveil de cinq heures am me fasse sourire. J’étais bien loin d’une chambre d’hôpital, pour ne pas dire que nous avions dormi au paradis (merci à notre hôtesse)! Anne, mon équipière de soutien, prenait son café à la cuisine lorsque j’y suis descendue. En saluant les chats de la maison, je me suis assise à côté de l’un d’entre eux, Chance, le sourire au cœur. Autour du comptoir, bagels et confiture maison ravigotaient les esprits et nous nous préparions à quitter les lieux, pour le site de l’événement, en voiture. À peine quinze minutes de route et nous y étions, plongées dans le flot du début de journée et prenant place dans nos espaces respectifs. Mon corps se sentait fatigué; mon esprit et ma tête heureux d’y être. L’effort que nous nous apprêtions à fournir demeurait individuel, cependant, l’esprit du collectif et de la communauté vibrait très fort. C’était entraînant. Plus que tout, le fait de pouvoir compter sur Anne en soutien et, parallèlement, sur Melodie faisait partie des trésors inestimables de la fin de semaine. Le sentiment d’être en train d’intégrer l’importance et l’aspect crucial de cette dimension, en ce qui concerne les projets de grande envergure, m’habitait. Momentanément détricoter des expériences pour accepter et accueillir pleinement ce cadeau.

Le départ ou l’envol

Trois coups de sifflet. Deux coups de sifflet. Dernier coup de sifflet pour marcher vers la zone de départ. La journée s’annonçait sous le signe de la chaleur et de moments partagés entre coureurs. La boucle de 6,7 km se révélait, en fait, être un aller-retour scindant le trajet en deux parties qui allaient se diviser elles-mêmes en section au gré des points de repère visualisés par chacun. Le groupe avait pris son envol à huit heures et tous étaient revenus à la base entre huit heures quarante et neuf heures moins une. Chacun à son rythme, nous avions complété une première boucle. Christiane, l’une des héroïnes de la journée, en avait entamé une deuxième en ayant conscience du risque de ne pas parvenir à la terminer à temps pour continuer l’aventure. Son courage et sa présence m’ont émue. Je l’ai vue soutenir d’autres coureuses par la suite en affichant un sourire contagieux. Le paysage l’était tout autant et, au fil des tours, j’en enregistrais le détail. Son allure, sa végétation, ses odeurs, ses aspérités captaient mon attention. Le dénivelé n’avait rien d’affolant, cependant, du plus rapide au plus lent, chacun prenait soin de marcher la montée, histoire d’économiser son énergie. La chaleur avançait avec les heures de la journée. Partager un moment de course, recevoir un encouragement à la mi-parcours ou au retour au campement et s’asseoir dans une chaise prompte à emporter nos pied (les soulever) pour quelques minutes faisaient partie des douceurs à répétition. Anne et Melodie se tenaient sous la tente, prêtes à nous accueillir. Melodie accompagnait Stephanie et Etienne alors qu’Anne m’apparaissait vraiment comme un ange incarné. Elle a été mon deuxième – ou mon premier – cerveau tout au long de l’aventure, veillant à répondre aux besoins exprimés, m’offrant son soutien et son support de façon infaillible…tout en assurant aussi, pendant la nuit, le soutien de Stephanie et d’Etienne. J’ai pu saisir pleinement l’ampleur et l’importance d’accepter ce soutien. De recevoir avec confiance. Je l’ai vu et revu auprès des autres participants, qu’il s’agisse de moments de repos ou de pas échangés à la course ou encore à la marche. Cela fait partie des observations et des souvenirs qui me seront chers en regard de cette expérience. À bien y réfléchir, je crois que chacune des personnes croisées, ces anges de la fin de semaine (Anne, Yvan, Melodie, Tania, Line, Olivier et Jessica, Stephan et Kim, Pierre-Luc et Christina) brillaient sur la route de gravier de Cacouna comme au camp de base. Le fait d’être entourée d’une centaine de coureurs, alors que nous revisitions ces zones qui font partie de l’expérience de l’ultramarathon, avait quelque chose d’unique.

Photo: Anne Le Mat

Le fleuve et l’étoile

La nuit était arrivée avec son lot de sensations et, en ce qui me concerne, un sentiment d’exaltation. Courir entourée d’une lune, d’étoiles et d’arbres esquissés à travers un bleu profond, bercée par les sons de la nature, me paraissait ici aussi, comme il me semble toujours, apaisant. La tranquillité, le respect les uns des autres, les encouragements mimés pour permettre repos à qui en avait besoin constituaient autant de délicates attentions que de facteurs de succès pour un tel événement. Mon objectif était de tenir bon jusqu’au vingt-quatre heures, à tout le moins, malgré la nausée et la douleur allant en s’amplifiant. Il y a quelques semaines, j’avais caressé l’idée de franchir quelque peu cette limite, tout en gardant en tête qu’un autre défi était prévu sous peu et que je ne pouvais pas faire abstraction de la fatigue accumulée. Parallèlement, j’ai pu être témoin du dépassement de nombreux coureurs, le long du parcours, et de leur habileté à garder le cap malgré des sensations corporelles assez pénibles. Les kilomètres, comme l’expérience, nous construisent dira-t-on.

En discutant, nous avons été nombreux à plaisanter quant au choix de participer à une telle course. D’un commun accord, il fallait être un peu déraisonnable. C’est peut-être ce que l’on appelle éveiller son enfant intérieur. Enfin, je l’imaginais. Allumer un brin de folie pour voyager au-delà du quotidien et y revenir les souliers gris, grisés, avec peut-être quelques orteils -temporairement- modifiés. Les étoiles dans le ciel transposées à la route et, dans les yeux de ceux qui la parcouraient, mille pensées pour mille projets. Comme des rêves, comme des objectifs auxquels on tient à porter une attention et un soin particuliers. La vingt-quatrième heure était arrivée au petit matin et avec elle, le défi d’une nouvelle journée. Je l’ai entamée, bien entourée, pour éventuellement et doucement m’arrêter. Nous étions alors quatre femmes sur le terrain. Kim, Stephan et moi avons franchi la ligne d’arrivée pour compléter une course de 167,8 km. Stephanie et Hélène restaient donc en piste et j’en étais heureuse parce qu’elles y avaient mis tout un élan! J’ai ensuite fait quelques pas avec Olivier en direction d’une nouvelle boucle, pour le laisser s’envoler à son tour vers sa trajectoire. Je me sentais en paix.

Au final, j’en retiens que le repos ne peut pas être accessoire; il est essentiel et il fait partie d’une guérison, quel qu’en soit le plan. Que l’aide qui nous est offerte, à main tendue, est précieuse et qu’il est important d’accepter de l’accueillir, pour de vrai. Qu’un objectif peut toujours être révisé ou revisité. Qu’il est possible d’y arriver malgré les obstacles, même lorsque le corps semble signaler le contraire, mais qu’il est aussi vraiment important de porter attention aux signaux que l’on peut ignorer pendant, peut-être, un peu trop longtemps et ce, pour une multitude de raisons. J’en ai conscience depuis longtemps, déjà et pourtant, j’ai tendance à faire semblant de l’oublier. Alors je me suis dit que l’une que le repos deviendrait partie prenante de ma discipline pour la prochaine année (et les suivantes, je l’espère). Pour les milliers de projets à entreprendre, pour tout ce qui peut être mis au monde. Et parce que les rêves sont faits pour se déployer sur la Terre (quoi que certains aient une qualité aérienne aussi).

P.S.: « Les grands projets ne peuvent être réalisés que si l’on s’entraide mutuellement. »

Mélissa Normandin Roberge

Photo: Anne Le Mat

Big Wolf’s Backyard: 167,8 km

Merci Anne pour la qualité de ta présence et pour ton aide (pour tes photos aussi;)

Merci Justin, Marie-Pier et Chantale pour vos bons soins

Merci Marianne pour avoir été présente auprès de mes deux grandes avec tant d’amour

Merci Line et Tania pour le miracle du dodo

Merci Yvan, Théo et Marline pour le travail titanesque en arrière-plan