Entre les arc-en-ciel – Québec Mega Trail 160 km

L’ambiance est déjà perceptible, sur le quai de Baie St-Paul, à notre arrivée. Un petit commerce loue des embarcations et offre, pour l’occasion, sa toilette aux passants. Une musique navigue dans l’air à quelques mètres, là où le terrain accueille un grand chapiteau. Plusieurs coureurs et coureuses semblent prêts, tantôt assis, tantôt allongés au sol. Mon dossard m’attend d’ailleurs sous la tente, alors je m’y dirige en transportant trois sacs de ravitaillement. Premiers pas vers un départ que l’horloge fait s’approcher de nous.

On me remet le numéro dix et c’est avec lui que je me dirige vers la station de contrôle médical. Sourires et salutations échangés détendent l’atmosphère. Sur la chaise que me présente l’infirmière, je mets des mots sur l’étoile collée à mon dossard parce qu’il le faut bien: hypertension, colite ulcéreuse, allergies. Je n’en parle à peu près jamais parce que ça n’a rien de sexy, mais comme les valeurs affichées au tensiomètre sont un peu hautes…En y réfléchissant, ce que nous faisons n’a rien de bien sexy non plus: nous affrontons les intempéries, bravons nos résistances, parcourons des terrains pouvant avoir un aspect plus ou moins familier, voire hostile, parfois, pour certains. Nous suons (beaucoup), crachons, buvons et mangeons en courant. La toilette entre quatre murs devient la toilette au vol, là où on peut se faire discrets/discrètes. Nos besoins se centrent surtout sur le fait de respirer, de bouger, de regarder et d’écouter, de nous nourrir et de nous hydrater. On défie la ronde de nos pensées, on dépasse l’entendement et on peut paraître, enfin, pour la vaste majorité de la population, un peu timbrés. À chacun ses perception, hein, mais force est d’avouer qu’en tant qu’humains, nous jugeons facilement ce qui nous est inconnu, non familier ou qui interpelle la différence.

De 20 heures à 19h50

Un ami d’outre-mer retrouvé sur le fil de l’invitation, quelques moments de méditation, puis le regroupement prématuré, sous l’auspice de la tempête, pour emprunter la piste qui mène à l’arc-en-ciel en entamant un trajet voué à durer quelques heures. Au passage, sentir son ventre se compresser, observer les coureurs et les coureuses qui s’ouvrent à l’aventure, puis respirer bien fort. Berceau des enthousiastes et des ambitieux, ce nouveau départ promet autant de surprises que d’imprévus. Vingt heures avance et nous nous élançons dans une montée qui en appellera bientôt de nombreuses autres. La pluie s’est éteinte, la chaleur me paraît agréable et les pas s’enchaînent avec la cadence du souffle. Certains papotent. D’autres comptent les pas et d’autres, enfin, se sentent ponctuellement déstabilisés par les signaux de leur corps. J’en suis. En pleine ascension, je constate que mes intestins ne filent pas le parfait bonheur. Par réflexe, je me concentre sur ma respiration et je décide d’ignorer les signaux qu’ils m’envoient. Le tronçon de forêt fait place à une route qui, ma foi, donne envie de rouler comme un bolide. Je me laisse alors prendre au jeu et, entre deux phrases échangées avec des collègues, l’obligation de faire un arrêt, pliée en deux, me saisit. Un massage efficace replace la contraction et je repars de plus belle en descente, car l’opportunité et le plaisir sont vibrants. Nous sommes plusieurs à nous élancer au même moment, mais je perds un peu le fil de ce qui m’entoure en me plongeant dans la force de l’instant.

Le paysage s’assombrit, toujours verdoyant, pour laisser place à la lumière nocturne. La constance du mouvement – et de la douleur – me guident jusqu’au premier ravitaillement, celui de l’Arche. Je me demande déjà si j’arriverai à franchir les 40 km qui me permettront d’arriver à mon premier sac de ravitaillement. Les crampes et les contractions se succèdent, comme lors de l’accouchement. Le focus est à mettre les pieds au sol et à continuer d’avancer, une minute après l’autre. En arrivant à mon premier sac, je me sens vidée, mais aussi vraiment émue. Sylvain et son équipe me prêtent la chaise du coureur qu’ils attendent et qu’il sont venus soutenir. Geste salutaire, puisque qu’il me permet de me ressaisir et de boire deux jus, coup sur coup, avant de remballer mon matériel et de repartir. Ce qui m’attend sera tributaire de mon état d’esprit. Alors j’avance en oubliant toute forme de pression.

Accompagnée

En pleine nuit, une voix me salue. Je la reconnais et je mets pourtant quelques minutes à mettre de pair son nom et sa présence: Stéphane. Entre les flaques de boue et les racines, je découvre une présence énergisante. Je n’ai pas l’impression d’avancer bien vite, mais nous progressons tout de même en équipe. De deux, puis de trois et de quatre, avec Géraldine, originaire de la Martinique. Éventuellement, nous rejoignons un point de ravitaillement, puis un autre. Je prends soin de remercier Stéphane avant d’emprunter le chemin du petit coin (entre quatre murs, cette fois).

Repartir se fait somme toute assez efficacement et la nuit qui s’achève apporte son lot de légèreté. Avec les kilomètres, je découvre la voix de Géraldine, croisée un peu plus tôt déjà, et d’un jeune homme, derrière moi, qui semblent apprécier l’expédition partagée. Elle nous parle de Martinique, lui alimente les rires et moi je tiens le rythme. Une autre quarantaine de kilomètres se passent, les sentant parfois tout près, parfois un peu plus loin, derrière. L’approche du ravitaillement de St-Tite-des-Caps permet d’entrevoir une forêt qui se dissipe pour laisser place à quelques chemins de campagne. Je brûle d’envie de voir le clocher, l’école, le cours d’eau qu’il nous faudra traverser. J’y plonge d’ailleurs avidement le temps venu. Le soleil s’en va croissant alors l’eau fait office de trésor. À dix heures am, j’atteins la mi-parcours (St-Tite), la gorge serrée, un sanglot à peine dissimulé: la douleur n’a pas gagné.

Renée et Anne m’accueillent royalement. Aucune équipe de soutien n’avait été prévue pour l’événement, mais tout semble se dérouler comme si nous avions magistralement orchestré le tout. Mes pieds vont bien. J’arrive à manger, à boire et le contrôle médical est positif. Je peux donc repartir avec la matinée qui avance. Géraldine et moi avons convenu de nous retrouver sur le parcours, alors je prends la route en direction d’une descente pour la Mestashibo. J’ai hâte de longer son cours d’eau, de la traversée. La Mestashibo est à mes yeux le poème qui habite les sentiers du coin. Mon esprit créatif divague et c’est ainsi que j’en arrive à me perdre, en plein jour. En réalisant que les bouts de ruban orange sont absents depuis un bon moment et que le paysage ne correspond pas complètement avec le souvenir que j’ai de ce secteur, j’en viens à la conclusion qu’il me faut rebrousser chemin et que la Martinique (Géraldine) est passée au-devant du Canada (moi-même). Je m’en veut un peu, mais en même temps, l’écoute d’un corps qui va mieux et l’observation des environs me porte à constater que les conditions sont bonnes et que je suis choyée de pouvoir encore courir ici. Tant pis pour le reste.

Avec sagesse

Les années m’ont appris que nous nous composons d’immensément plus que, peut-être, nous tendons à le croire. Que les épreuves, la maladie, les traumatismes en tous genres, tout comme l’ego, font partie de nos parcours, mais aussi que nous sommes un être à part entière au-delà de ceux-ci, avec le temps. En prenant le temps. En courant, ce temps revêt une dimension unique. L’espace aussi. Courir, probablement à l’instar de toute discipline au coeur de laquelle on s’engage, invite à plonger plus profondément en soi, pour soi. À explorer ce qui nous habite, à questionner. Courir permet d’apprendre à mieux se connaître, à grandir pour s’épanouir, pour soi. Cette réflexion marque les sautillements qui me permettent de progresser le long des rives du cours d’eau. J’aime particulièrement entendre son grondement qui se rapproche un instant, puis qui semble s’éloigner en fonction de la direction prise pour progresser. Chaque ruissellement, entre les pierres, me permet de m’asperger le visage et de rafraîchir ma tête, peu chevelue. Une sensation nouvelle et tout aussi régénératrice.

Troncs d’arbres, buttes, sections boueuses, soleil, papotage de collègues masculins qui apparaissent parfois devant, parfois derrière moi. Premiers coureurs de parcours plus courts, constants, concentrés. Tout s’alterne entre les montées et les descentes. En arrivant à la rivière, les sourires se font légion: de petites embarcations gonflables nous attendent avec l’équipe assurant la sécurité. Traverser sur l’eau ou dans l’eau: les deux me paraissent aussi alléchants, mais je n’ai pas le loisir d’y réfléchir. En quelques minutes, l’autre rive nous accueille et il s’en faut de peu pour que je ne reprenne la course en oubliant presque la veste de sauvetage que l’on m’avait prêtée. Le soleil brille; il nous accompagne le long des cailloux et des escaliers qu’il nous faut grimper.

Certains passages se vivent si intensément que je ne me souviens plus de minute en précédant une autre. Il m’arrive de me demander si j’ai bien croisé un ruban orange ou un autre indicateur. Atterrir sur le sentier qui mène au Mont St-Anne me fait sourire. Des gens se baladent dans les environs et la Chute Jean-Larose se tient debout telle une oeuvre qui n’en finit plus de nous éblouir. Ses bassins, momentanément habités par les baigneurs, sont vastes. Les escaliers qui la juxtaposent demandent un effort qui se répète de palier en palier, offrant une splendide vue en guise de récompense (enfin, c’est un peu comme ça que je les approche, histoire de me motiver). L’arrivée au pied du Mont St-Anne annonce une autre petite ascension. Elle permet de rejoindre le ravito du sommet. Une fois arrivée sur les lieux, on m’indique qu’il nous faut repartir pour effectuer une petite boucle. Elle permet de monter et de descendre encore un peu. À ce stade, l’ironie formule beaucoup d’idées et de commentaires auxquels je fais l’exercice de ne pas m’accrocher. L’important: penser à avancer et à rejoindre le ravitaillement du Fondeur.

Longueur

Fondeur pourrait être synonyme de fluidité, de forêts verdoyantes ou encore de fourrés interminables. La perception que nous avons d’un parcours dessine l’expérience qui sera la nôtre. Cette section n’y fait pas exception. Je me délecte dans le sentier de vélo de montagne et j’en profite pour bien me délier les jambes. Trois hommes et moi nous recroisons ponctuellement depuis déjà plusieurs heures et j’entends l’un deux se demander s’il est possible d’arriver au ravitaillement du Fondeur avant que la nuit ne tombe. C’est ce que je m’empresse de tenter, avec un plaisir empreint de légèreté. La descente est efficace. Le Fondeur est éclairé, bien peuplé et les bénévoles rayonnent. Doudja, Anne-Lise, Anne pour n’en nommer que quelques unes. On me confie mon sac de victuailles rapidement et j’ai l’impression de me préparer à repartir assez rapidement aussi, consciente que la section des « fourrés interminables » pourrait user ma patience.

La distraction du moment aura été le bris de ma première lampe frontale, puis l’extinction de la deuxième. Je m’assois au sol pour tenter de trouver une solution en m’éclairant avec mon téléphone cellulaire. Ayant déjà eu à parcourir la dernière quinzaine de kilomètre du QMT 110, en 2019, avec un téléphone (et donc très lentement), je n’ai aucune envie de retenter l’expérience, qui plus est, pendant près de 40 kilomètres! Heureusement, j’ai de la soie dentaire et quelques piles de rechange, lesquelles s’insèrent dans un chargeur adapté. En bricolant un peu, je prie (ou j’ordonne) à ma lampe de tenir le coup jusqu’à la ligne d’arrivée. Il y aura bien quelques passages où je me concentre à mille pourcent pour éviter de m’égarer dans une noirceur très dense, presque voluptueuse. Ici et là, j’entends un animal. J’ai même l’impression de capter l’échange de « mots doux » entre un bébé et sa maman (que j’identifie comme des ours, mais je préfère ne pas tenter de vérifier). Mon téléphone cellulaire ne répond plus à l’appel, alors je ne peux que faire confiance.

La boucle du fondeur (subdivisée en deux boucles de quinze kilomètres) me paraît, somme toute, assez longue. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne cesse de visualiser des livres, des bibliothèques et encore des livres. Assez pour tenter de les chasser de mon esprit. En recroisant, pour la énième fois, les trois gars qui parlent gaiement en chemin, je continue de me dire que nous allons y arriver. Rejoindre, pour une deuxième fois. le Fondeur implique une grande vague de soulagement. Plus qu’une section à parcourir, donc, entre ce point et l’arrivée. La stratégie, en principe, consiste à relancer au maximum sur cette portion du parcours. Le terrain est assez accessible et je progresse dans une obscurité partielle. Ma lampe tient le coup, pour le moment…

Finalité

Le sentier est assez roulant, à mes yeux, puisqu’il est normalement emprunté par des vélos. L’eau chante encore au loin et je me réconforte en écoutant le bruit qu’elle émet. J’ai éventuellement besoin de m’asseoir pour mâchouiller quelque chose sans risquer de vomir parce que l’énergie – le carburant alimentaire- commence à se faire très rare. Cette deuxième nuit dans les sentiers se présente comme un gigantesque moteur pour alimenter la réflexion, les émotions, la douleur et les trop plein. Être à l’écoute et accueillir sans céder me permettent d’apprécier le filet de lumière qui me guide. Je reconnais les passages et je devine, alors que le grondement de l’eau s’accentue, que le fil d’arrivée approche.

Qui dit fin de course dit aussi surprise, au moins partielle. Deux traversées dans la rivière me rappellent que mes pieds ont envie d’avoir encore chaud. Les pas défilent en floc floc et le sentier devient route, puis piste sablonneuse. J’entends le présentateur, les encouragements colorés d’une femme qui semble bien réveillée et je perçois les lumières au pied de la montagne. Avec les oiseaux, les premières lueurs du jour (presque quatre heures du matin) et le décor, ma lampe frontale s’éteint tout doucement. Synchronisme à tout casser

Partie sans équipe de soutien officielle, sans accompagnateur et sans chrono, je franchis le fil d’arrivée en ayant la sensation d’avoir été magnifiquement accompagnée et soutenue. Comme si, malgré tous les obstacles rencontrés, des trésors de présence s’étaient présentés tout au long de ces cent soixante kilomètres. Outre l’envie de m’asseoir, celle de remercier chacune des personnes rencontrées au cours des derniers jours me submerge. Celle de me fondre sous la douche, puis de dormir lui succède, indice de la primauté des besoins. J’ai l’opportunité d’en parler avec Sangé, première et dernière personne croisée à même le terrain de jeu du QMT, vainqueur de l’épreuve. Comme un arc-en-ciel, d’un bout à l’autre, son calme éclaire.

Cent soixante kilomètre d’intensité, de calme, de brutalité, d’accordéon de sensations pour retrouver, encore, celui ou celle que nous sommes. D’une manière ou d’une autre, on y revient toujours. Les collègues masculins recroisés mille fois, les bénévoles, les accompagnateurs, l’eau glacée, le lit et les oreillers, mes intestins, mon estomac, les enfants, les chats et le chien, à la maison, me rappellent encore qu’on peut choisir d’avancer avec confiance. Une seconde à la fois, pour en faire des minutes, des heures, des journées et des années.

Cent soixante kilomètres et une boucle de ceinture

Photo: Sébastien Durocher, QMT