Recoudre les moments

Une sonnerie de téléphone s’était étirée, à la fin du mois d’avril, jusqu’à ce que j’atteigne le combiné. En tendant l’oreille, j’ai compris que le quotidien allait changer, encore une fois. Sans drame, mais plutôt dans la perspective d’accueillir une nouvelle vie. En catimini, je m’étais précipitée à l’étage pour aller réveiller ma grande, encore endormie, un sanglot dans la gorge. Il venait de naître.

LA NOUVELLE

Endormie, ma fille avait lentement ouvert les yeux, puis en m’entendant, ils s’étaient remplis de larmes. Zuko, que nous n’attendions plus, ferait notre rencontre en juillet. Et si tout se déroulait bien, il serait dès lors partie prenante de la famille. Nos routines étaient déjà bien occupées, alors entre deux activités, pendant les pauses ou avant de sombrer dans un sommeil agité, le soir, l’une d’entre nous consacrait quelques minutes à envoyer un message afin de recueillir des images et des impressions concernant Zuko. En toute transparence, malgré l’anticipation d’offrir présence et amour à un autre petit être, j’espérais aussi que ça n’arriverait pas tout de suite ou enfin, que le calendrier des portées, couplé à la liste d’attente, se feraient encore bien remplis. Il me semblait tout juste sortir d’une longue et tortueuse boucle de monoparentalité à temps plein en apprenant à composer autrement avec notre réalité. Et pourtant, la cigogne était passée. Et elle avait pensé à nous.

Zuko, de son prénom, est un jeune Montagne des Pyrénées. Sa famille et lui proviennent des Pyrénées du Pignon Rouge, au Québec. Comment, mais comment avions-nous eu cette idée, voir cette audace? Je me le demande encore. Plus sérieusement, ma fille aînée avait mis sur sa liste cette demande depuis un bon moment déjà. La crise au sein de laquelle toute la planète baignait avait accentué le désir d’accueillir un chiot. Ayant côtoyé nombre de chiens errants, de chiens abandonnés et d’autres trésors en situations particulières, concevoir ce type d’adoption était un processus en soit. Puisqu’il ne s’agissait pas de moi et que j’espérais surtout qu’il puisse accompagner les enfants, j’ai fini par accepter. Et puis, j’ai compris que comme on traverse une longue course, il s’agissait d’une forme de défi qui impliquerait bien plus que je ne pouvais alors l’imaginer. Je me plaisais à dire que ma fille, dont Zuko allait être le pupille – n’avait probablement pas conscience de tout ce que l’adoption d’un chien représentait. À la réflexion et avec un peu de recul, j’ai réalisé que c’était aussi mon cas!

QMT

J’ai complété un ultra le trois juillet, au terme de 160 km de course et de marche, franchissant alors une ligne d’arrivée posée au Mont Saint-Anne . En lançant un au revoir à un Québec Mega Trail haut en couleurs, j’ai repris la route vers l’Estrie, consciente du fait qu’il me faudrait plus d’un café pour garder l’oeil ouvert. Le lendemain matin, aux petites heures, ma grande et moi avons pris la route pour St-Wenceslas, dans le Centre-du-Québec. L’émotion était palpable et bien que mon corps ne réponde pas pleinement présent, mes réflexes me confirmaient que j’étais alerte. Arrivées au Pignon Rouge, un tollé de jappements nous avait sauté aux oreilles. Sourire aux lèvres et le souffle peut-être un peu court, nous avions franchi la porte du non-retour. À ce moment-là, peu importaient les questionnements et les doutes: un ours-polaire-chiot avait conquis nos coeurs. Une vie poilue de huit semaines s’invitait chez nous.

De huit semaines, nous en sommes aujourd’hui à huit mois. Six mois se sont donc écoulés depuis son arrivée. Six mois pendant lesquels notre vie a connu quelques petites révolutions. Notre patience a été mise à l’épreuve. Nos peurs ont refait surface. Nos inquiétudes ont aussi trouvé leur chemin. Entremêlée de fou rires et de moments attendrissants, chaque journée s’est déroulée de façon plutôt inattendue, même dans les moments où nous nous sentions préparées. D’un bébé chien pour lequel je croyais avoir à jouer un rôle accessoire, je me suis retrouvée en avant-plan. J’avais maintenant trois enfants. Oui, je sais, on me dira qu’un animal n’est pas un môme. Pourtant, chaque fois que j’en croise un, la présence de chacun d’entre eux me parait revêtir autant de vie, une conscience différente et une allure particulière, bien sûr, et surtout un être à part entière. Observer, ressentir et écouter. Humain, animal ou végétal, c’est du pareil au même et, par conséquent, tout aussi frappant (en fonction du regard que l’on choisit d’y poser, bien entendu). Prendre ce bateau d’expériences, c’est embarquer à bord d’un nouveau projet familial. Et c’est avec celui-ci que mes enfants m’ont confié, pour la première fois, qu’elles avaient l’impression que notre famille était enfin complète.

DÉCOUSUE

À travers les petits accidents, les objets mordillés, le désengagement des enfants quant aux tâches associées à Zuko (soins et besoins), les suivis et autres surprises, j’ai tellement, tellement eu l’impression de voir des expériences du passé défiler. À ma grande surprise, les enjeux et les défis posés par cette nouvelle réalité formaient une mozaique assez singulière, de sorte que chaque événement me rappelait les sensations, les émotions et le mal-être de passages particulièrement éprouvants vécus au cours des dix-huit dernières années. Je me suis sentie plongée, assez régulièrement, au coeur d’une blessure que je croyais guérie (ou que j’avais écartée). Des ondes de détresse, un sentiment d’abandon/de trahison, une poignante impuissance en me retrouvant seule à devoir tout prendre en main pour continuer d’avancer…Des vagues de colère face à l’absence, la tristesse de ne pas pouvoir offrir une énergie que je ne possède pas et le découragement face à l’ampleur de la tâche. Je me sentais démunie. Au crépuscule d’une liberté que j’avais l’impression de tranquillement retrouver, je comprenais qu’il me faudrait encore m’armer de patience et d’ingéniosité. Il ne s’agissait que d’un chien et pourtant. Difficile de faire fi de tout ce qui était momentanément remué. Je ne m’y attendais pas, mais alors, pas du tout!

REVISITER
Comme lorsque mes filles étaient enfants, j’ai passé des heures à prendre soin, à réparer, à nettoyer, à entraîner, mais aussi à faire la paix avec mes choix. Entre la détermination, la ténacité, la persévérance et le lâcher prise, à l’image de tout ce que nous entreprenons et visitons, l’idée d’être à l’écoute de mon système nerveux et d’être sensible à celui des autres s’est immiscée parmi nous. Bref, les petits défis se sont mués en messages et, à mes yeux, en belles opportunités de guérison. Ralentir encore le rythme, remodeler les priorités, se réveiller la nuit, parfois, pour apaiser l’un ou l’autre, pitou inclus. Des moments aussi précieux que le challenge sous-jacent. Impossible de continuer d’éviter le repos (le vrai), de travailler 18h sur 24, d’oublier de déléguer, etc. Un animal, comme un enfant, imposent un minimum de présence. Un animal, comme un enfant, transforment les vies. Au moment d’écrire ces lignes, après avoir passé la nuit à suivre Zuko, souffrant d’indigestion (vols qualifiés à la cuisine pendant que j’avais le dos tourné), rouleaux d’essuie-tout et bouteille de spray nettoyant en main, bottes à proximité pour sortir dehors au premier signal, je me souviens. L’important, qu’on soit humain ou animal, c’est l’amour. Le café couplé au chocolat noir un peu aussi, en fonction des circonstances, mais ce qui compte réellement, je le crois, demeure le choix d’investir présence, amour, empathie et compassion dans les moment où on aurait fort envie de tout foutre en l’air. Il existe de ces espace où il est impératif de fermer sa porte, d’établir des limites et de dire non, histoire de garder sa lumière bien vivante. De refuser de tolérer ce qui n’a définitivement plus sa place. Et puis il en existe d’autres où écouter sa voie, c’est honorer un engagement voué à être sain si on le veut bien. Avec patience

Avec amour, présence, empathie et compassion

En se rappelant qu’il existe des ressources et que nous avons le droit de demander, d’aller chercher support, abondance, douceur, tout comme un peu de facilité. Encore faut-il être prêt à dire oui.

Oui, tout simplement

Pour, peut-être, vraiment recoudre les moments

Et si on en parlait? How will we reach for each other?

À la maison, j’ai deux enfants. L’une se sent complètement dépassée par les événements; elle n’en peut plus. L’autre me parle de la mort, de l’angoisse face à celle-ci; elle m’exprime le parallèle qu’elle fait entre ce qui se vit en ce moment et les épreuves que nous avons traversées au cours des dix dernières années. Elles ne sont pas encore adultes. Elles n’ont même pas l’âge de conduire. Dans ce logement qui nous abrite et que nous devrons quitter bientôt, je me rappelle que nous sommes privilégiées. J’éprouve de la gratitude et pourtant, les remises en question surgissent. Les nuits de sommeil sont courtes. Lorsque celui-ci nous emporte, son ciel tangue. Les matins s’embrument…

Je m’étais promis de faire abstraction de commentaires ou d’en ajouter quant à ce qui se vit, socialement, de nos jours, compte tenu du fait que nous sommes déjà surchargés d’information comme de désinformation. J’ai l’impression qu’il peut s’avérer assez aisé de juger, d’interpréter, de sombrer dans un état qui s’éloigne de l’équilibre. On m’a d’ailleurs demandé, à certains moments, de me positionner, de prendre part à nos mesures (comme tout le monde – je m’y tiens; nous nous y tenons) et de me faire l’avocate d’une position ou d’une autre, rôle que je ne prendrai pas. Toutefois, je ne peux pas passer sous silence ce que j’observe et qui nous touche les uns les autres.

J’observe qu’il y a beaucoup de confusion, de dissonance, que ceux qui en souffrent ne sont pas nécessairement alités ou en difficulté respiratoire, mais qu’ils sont de plus en plus nombreux. Et ça me préoccupe particulièrement quand on parle de notre jeunesse, quand je le vois chez mes enfants…

Pour être franche, il y a une partie de moi qui en avait déjà son lot bien avant l’avènement de cette crise. Que nous soyons plus ou moins bien nantis, il me paraît évident que nous avons encore beaucoup à faire pour améliorer le monde. Pour prendre soin des gens. De nous-mêmes, de la nature, de nos environnements intérieurs et extérieurs. Sur le plancher des vaches, j’appellerais ça un « wake up call ». Un autre.

Demeurer active/actif, faire du sport, méditer, écouter de la musique apaisante (ou stimulante), trouver des façons de se sentir aligné(e), en équilibre, de se reposer font partie des essentiels. J’ai exprimé, il y a quelque temps que je me sentais anxieuse face à l’ensemble de la situation. Que je réalisais que cela m’affectait beaucoup plus que je ne l’aurais voulu. Par vagues. Avec la fatigue accumulée, très certainement. À la réflexion, ce qui me préoccupe n’est pas la maladie. Loin de moi l’idée de décrier quoi que ce soit en lien avec nos politiques ou de minimiser ceux qui en sont ou qui en ont été atteints, rassurez-vous. Mais je ne peux pas faire abstraction de l’ampleur de nos réactions, des dommages collatéraux en regard de ce tout, de cette crise.

On peut être témoin de formidables mouvements, de ceux qui nous élèvent, comme d’initiatives créatives. J’ai pris part à plusieurs d’entre elles; j’en ai même initié dans ma région. Et j’y crois encore. Parce que ça nous fait du bien. Parce que nous avons besoin les uns des autres. Il émerge toujours, de l’adversité, des gestes, des mots, des expériences formatrices, empreintes d’humanité. En même temps, à l’instar du Ying et du Yang, certaines de nos actions, de nos réactions sont caricaturales. Je vois, j’entends et je lis le récit d’expériences qui tournent autour de l’ignorance, du silence, de la violence, de l’intimidation, de la peur. Peur de l’autre. Peur de vivre. Mal de vivre aussi…

J’ai également conscience que ces comportements n’ont rien de nouveau et qu’ils faisaient partie de nos réalités bien avant la crise. Mais constater qu’ils affectent de plus en plus nos jeunes, nos clientèles à risque, nos ainés comme tout autre individu vulnérable me fait l’effet d’une bombe dont le gaz s’échappe lentement et sûrement. Oui, ils sont résilients, ils s’adaptent, savent être forts quand il le faut. Mais personne n’est sans faille.  Ils ont le droit, eux aussi, d’exprimer leur vulnérabilité. D’en avoir assez. De chercher mieux. J’en conviens : nous sommes choyés, malgré tout, en regard de nombreuses autres nations, de multiples modes et milieux de vie. Nous sommes éduqués. Nous mangeons. Avons accès aux soins médicaux de base, pouvons aspirer à nous réaliser sur le marché du travail et plus encore.

Je suis une femme. Les rôles de mère, de créative, d’athlète, d’ambassadrice, de conseillère et j’en passe font partie de mon quotidien. D’ailleurs, depuis un certain temps, je me débrouille en faisant de l’entretien ménager lourd. Avec tout mon respect pour ceux et celles qui oeuvrent dans ce secteur, je vous partage ici une infime portion de ma routine professionnelle du moment.

Voici : sur mon lieu de travail, de nombreux pièges ainsi que des trappes ont été disposés un peu partout pour gérer la présence des souris (le site est situé en forêt). Les pièges visent, dans un premier temps, à isoler celle qui y entre, puis, comme elle ne peut pas en ressortir, elle s’affaiblît graduellement, se déshydrate et…meurt. Lorsque je vois l’un de ces objets, je m’empresse de l’ouvrir. J’espère pouvoir aider la petite bête et la remettre là où elle profitera de son terrain, libre. Parfois, j’ouvre la boite de métal et j’en trouve une toute recroquevillée, les yeux fermés. Elle ne bouge plus du tout, pas même une moustache. Je prends alors délicatement le contenant et je descends les marches du balcon de l’installation où je me trouve pour aller lui offrir une sépulture en toute simplicité, auprès d’un arbre. Chaque fois, j’en ai le coeur tout retourné…

Vous me direz qu’il ne s’agit que d’une souris. Malgré tout, à mes yeux, elle compte. Parce que nous sommes tous et toutes des êtres vivants. Pas de la même espèce, mais tout de même. À chacune de mes interventions, je me demande jusqu’à quel point nous aurons le courage d’être solidaires. D’être présents les uns pour les autres, en dépit de nos opinions, de nos choix, de nos croyances. Parce que nous pouvons tous incarner tantôt la souris, tantôt la main qui aide. Quelque soit notre provenance ou notre statut, ça compte.

Nous ne serons peut-être pas en mesure de tirer tout le monde d’affaires, de sortir de la boite sans une intervention externe. Une intervention de géant ou de souris. Mais j’ose espérer que j’aurai et que nous aurons assez d’humanité pour reconnaître que les appels à l’aide ont toujours leur importance et que la valeur qu’on leur accorde peut dépasser, de loin, cette conception que nous avons de ce qui va ou ne va pas. Parce que nous pouvons faire une différence, d’une façon ou d’une autre. Parce que la santé, c’est aussi mental. Qu’on se le tienne pour dit.